Jacques-André Haury Jacques-André Haury - médecin et député
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  L'INVITÉ

Le vocabulaire n'est pas innocent: ne jouons pas avec le « ludique »

Paru dans 24 Heures le 2 août 2003

Je ne sais pas si vous êtes comme moi: périodiquement, il y a des mots qui m'exaspèrent. Depuis quelques mois, « ludique » me sort par les oreilles. J'ai cru d'abord à un réflexe primaire à l'endroit d'un terme pédant. Pas si sûr.

Ludique vient du latin ludus, le jeu. Et c'est peut-être là que ma méfiance commence. Les empereurs romains organisaient les ludos circenses, les jeux du cirque. Du pain et des jeux: ces magistrats totalitaires considéraient, probablement à raison, que, nourri et amusé, le peuple perd toute idée de contestation ou de rébellion. Je n'aime pas que le pouvoir cherche à endormir le peuple. Pas étonnant que je me méfie des « activités ludiques ».

Ecoutez nos parents et grands-parents: jamais il ne se servent du mot ludique. Et j'en connais pourtant qui aiment à s'amuser et ont plus d'humour que beaucoup de jeunes branchés. C'est que ce mot appartient à une civilisation nouvelle: celle des loisirs. Pas n'importe lesquels. Pas le monde du sport, qui recherche la performance au moyen de l'effort. Lorsque vous vous essoufflez à franchir à vélo trois cols alpins en une journée, vous ne parlez pas d'activité ludique. Mais les loisirs qui visent à tuer le temps. Comme lorsque vous passez deux semaines de vacances dans le bungalow d'un club réputé. Quand on sait combien le temps est un bien rare est précieux, ceux qui cherchent à le « tuer » ont pour moi figure d'assassins. Pas étonnant que je me méfie des « activités ludiques ».

Voyez notre école. Ses programmes en sont riches. Placer l'enfant tout simplement en face d'une matière à apprendre est dépassé. Il y faut du ludique, des activités de jeu. On n'est pas très loin de la démagogie des empereurs romains. L'enfant croit jouer et apprend malgré lui: c'est du moins ce qu'espèrent certains théoriciens de la pédagogie à la mode.

Cet esprit ludique vient de faire une victime: le malheureux Barrigue, engagé dans l'illustration d'un ouvrage de mathématiques. Ses caricatures sont certainement excellentes. Mais, tout soudain, certains enseignants ont compris, en particulier la Société pédagogique vaudoise. Ils ont fait pression pour que l'ouvrage soit censuré et réimprimé sans les caricatures de Barrigue. Et c'était un agréable moment que d'entendre, à la Radio romande, M. Daniélou, président de la SPV, plaider contre ces dessins au nom de l'autorité de l'enseignant et de la prévention de la violence. M. Daniélou a raison: à force de dérision, on désintègre complètement l'école et la société.

On espère que les enseignants poursuivront leur combat contre la démagogie ludique qui a envahi l'école. Il faut restaurer l'autorité du maître, mais surtout l'autorité de la connaissance. Ceux qui croient devoir ajouter des caricatures à un bon manuel de mathématiques discréditent les mathématiques elles-mêmes. Oseraisje dire qu'il y a une jouissance à maîtriser la connaissance ? Le seul fait de parvenir à lire une destination sur un panneau d'autoroute, pour un petit enfant, est source de plus de plaisir que beaucoup d'activités ludiques mises sur pied par l'école. Comprendre la croissance d'une plante, mesurer la distance à un sommet dont on connaît l'élévation, comprendre un inscription en latin sur un monument: voilà des satisfactions que procure la connaissance. Seuls ceux qui les ignorent doivent inventer des caricatures pour distraire les enfants.

Et voilà pourquoi le ludique m'exaspère: il tend à remplacer par le jeu une réalité considérée a priori comme ennuyeuse ou détestable. Ce qu'elle n'est pas.

D'autres mots sont éliminés du vocabulaire scolaire. On ne parle plus de travaux écrits, mais de tests ou de contrôles ; plus de travaux manuels mais des activités créatrices manuelles. Parce que le travail, mes pauvres chéris, quelle horreur: vive le ludique !

Et l'on s'étonne de voir tant de jeunes à la charge des assurances chômage ou invalidité. Tant d'étudiants qui se déclarent « stressés » par le travail universitaire. Le vocabulaire n'est jamais innocent.

Ludique, un petit mot qui pourrait être symptomatique d'un problème de société: à manipuler avec précaution




 

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